Publication : L. Buttà, « Immaginare il potere. Il soffitto dipinto della salla magna di Palazzo Chiaramonte Steri e la cultura letteraria e artistica a Palermo nel Trecento »
Licia Buttà, Immaginare il potere. Il soffitto dipinto della salla magna di Palazzo Chiaramonte Steri e la cultura letteraria e artistica a Palermo nel Trecento, Alessandria, Edizioni dell’Orso, 2022.
Immaginare il potere est le fruit d’une longue et précise recherche menée par Licia Buttà sur la charpente de plafond de la salle principale du Palazzo Chiaramonte à Palerme, peinte à la fin du XIVe siècle pour Manfred III. Il s’agit d’un travail érudit, car l’autrice a compulsé de nombreux manuscrits à titre de comparaison, et consulté des archives pour reconstituer l’histoire du plafond du XVIe au XXe siècle. Elle est également au courant de la bibliographie la plus récente sur le sujet.
Mais il s’agit aussi d’un travail de terrain, puisque Licia Buttà a été associée au chantier de recherche de 2017 à 2019 en tant que consultante pour les recherches historiques et artistiques. Pendant la campagne de restauration, elle a pu faire de nombreux constats sur place, nous offrant ainsi un regard inédit sur ce trésor du patrimoine sicilien.
Le résultat est publié dans un livre au format facile et agréable à manipuler, qui se termine par un cahier de 93 pages en couleurs et d’excellente qualité. Des croquis viennent, très utilement, suppléer aux images effacées par le temps.
Le livre se divise en neuf chapitres.
Le chapitre 1 présente le contexte de construction du palais et une étude de l’inscription dédicatoire, assortie des étapes de son déchiffrement. Le palais tint aussi lieu de prison sous l’inquisition, et a fait l’objet de plusieurs opérations de conservation. C’est au XIXe siècle qu’il a été redécouvert et étudié, notamment par des architectes en voyage qui en prenaient le prétexte pour faire des dessins d’étude, dont certains ont été retrouvés et publiés ici. Ils se révèlent être une source nouvelle pour la compréhension du bâtiment et de son iconographie.
Le chapitre 2, intitulé « Dispositif et lisibilité » fait une typologie des motifs à vocation ornementale : les motifs géométriques et naturalistes, les scènes courtoises, les musiciens et les inscriptions. Ils organisent l’espace de la charpente en fonction de ses éléments structurels, en vue de crée un impact visuel majoré sur le visiteur. C’est un choix fort de la part de Licia Buttà d’amorcer cet ouvrage sur le non figuratif, alors que ce plafond est connu pour les scènes et les personnages qui l’habitent. Elle remet à sa juste place le langage formel et les effets de rythme ainsi créés. Le non figuratif présente des apports significatifs tant pour établir une grammaire des motifs ornementaux pouvant contribuer à retracer des pratiques d’atelier – voire à faire le lien avec l’art islamique –, que pour faire le lien avec la culture matérielle domestique : les ivoires, les tissus, le mobilier et les céramiques.
L’ornemental peut prendre une dimension politique. Licia Buttà démontre de façon convaincante que certains motifs sont repris de la chapelle palatine au plafond arabo-normand, « copie idéologique » pour assurer une translation de la gloire de Roger II à Manfred.
Différents types de citations sont enfin analysés, réparties sur les corbeaux, les caissons et les solives en fonction de leur rôle : prophylactique, célébration sociale et politique de familles haut placées, dédicace, signatures et pseudo-inscriptions.
Le chapitre 3 porte sur les techniques de charpenterie et sur les couleurs
Trois peintres sont identifiés par leurs signatures, ce qui est très rare, auxquels il faut en ajouter un quatrième, que Ferdinando Bologna avait déjà identifié en 1975. Les trois signatures étant regroupées, c’est un véritable travail d’historienne de l’art de distinguer les parties du plafond, mais aussi les motifs attribuables à tel ou tel peintre, ce que Licia Buttà fait avec finesse et discernement. Certains de ces artistes sont également identifiés dans d’autres régions, ce qui ouvre de nouvelles perspectives. La restauration a aussi permis d’étudier les liants, les pigments originaux privilégiés par chacun des peintres, de reconstituer les techniques picturales, et de constater l’utilisation de pochoirs.
Le démontage du plafond a permis d’autres découvertes significatives : des croquis préparatoires, des instructions de montage en sicilien médiéval, et une toute petite signature (2cm) d’un peintre « témoin », sans doute venu pour attester la qualité du travail fait, comme cela se pratiquait à l’époque.
Le chapitre 4 aborde l’iconographie figurative et notamment tous les thèmes en lien avec la fonction de la salle qui servait de tribunal sous la régence de Manfred : le jugement, les bons juges, les faux serments, les faux témoignages, etc. Ces thèmes sont illustrés par les thèmes bibliques de Suzanne, Salomon, Judith… Dans ce chapitre, Licia Buttà revient sur une démonstration qu’elle a faite par le passé (Narrazione, exempla, retorica, 2013), qui était déjà très convaincante, mais qu’elle vient ici conforter par de nouvelles comparaisons avec des manuscrits (comme les Bibles de Berlin et de Vienne pour l’histoire de Suzanne). Ce faisant, elle confirme la lecture politique du plafond comme enjeu pour Manfred qui s’imposant sur l’île comme régent, juge et autorité de référence.
Le chapitre 5 est consacré à l’histoire de Troie, le plus long cycle narratif du plafond, qui couvre cinq travées sur toute leur longueur, et qui est tiré de l’Historia destructionis Troiae de Guido delle Colonne (1270-1287). La série commence avec l’histoire de Jason et Médée et se termine juste avant la guerre de Troie. Elle a la particularité d’être accompagnée d’une légende en latin. Licia Buttà démontre que si les inscriptions et les thèmes choisis viennent bien de Guido, les images seraient influencées par les manuscrits du Roman de Troie de Benoît de Sainte Maure, ce qui permet de reconstituer certaines scènes comme le serment de Jason à Médée. Cette étude subtile permet de remettre en perspective la question des sources des images médiévales.
Le chapitre 6 est sans doute le plus bref : il se penche l’espace d’un instant sur la présence d’Alexandre le Grand sur le plafond. L. Buttà reprend l’interprétation de Maria Bendinelli Predelli, selon laquelle ces épisodes seraient tirés non seulement de la geste alexandrine connue, l’Historia de Preliis, mais aussi, de façon plus surprenante, d’un recueil d’histoires italiennes, le Novellino (Florence, XIVe). Cette interprétation s’inscrit pleinement dans l’interprétation du plafond en lien avec la justice et avec le rôle du seigneur comme juge et arbitre.
Le chapitre 7 est, pour la partie iconographique de l’ouvrage, la partie la plus neuve, car elle porte sur la partie du plafond la plus abimée, et la moins comprise jusqu’à présent. Grâce à une patiente étude comparative avec des manuscrits, Licia Buttà a réussi à retrouver la source de cinq travées du plafond. Il s’agit du Speculum Humanae Salvationis, traité composé à la fin du XIIIe-début XIVe à usage de prédication, immensément diffusé. Sont ainsi identifiées des scènes inattendues comme David entre le lion et l’ours, Jael tuant Sisara d’un clou enfoncé dans la tête, ou Salomon et l’autruche.
Le chapitre 8 est consacré à l’histoire d’Enée, Didon et Lavine, qui se développe sur deux travées très abîmée. D’une intuition initiale tirée d’une inscription peu lisible et de l’iconographie reconnaissable du suicide de Didon, l’autrice a été capable de reconstituer tout le cycle de façon absolument convaincante. Elle fait réapparaître à nos yeux les images effacées par le temps grâce aux comparaisons avec les manuscrits ( par ex. la scène de combat entre Enée et Turnus, ou Didon et sa sœur Anne). La découverte de la suite de l’histoire, avec Lavinia, change complètement le sens du cycle, qui prend une signification politique en rappelant le mariage arrangé de Manfred et Eufemia, alliance nécessaire pour contrôler la Sicile.
Le chapitre 9 prouve encore, s’il en était besoin, la grande honnêteté de Licia Buttà dans sa recherche car elle termine cet ouvrage rempli de brillantes démonstrations par les images dont elle n’a pu identifier ni le thème ni les sources. Ce faisant, elle transforme aussi son brillant exposé en recherche participative puisqu’elle nous invite tous et toutes à compléter son travail.
Maud Pérez-Simon